Pour vous, Groß-Rosen ne veut sans doute pas dire grand chose. Depuis tout petit, pour moi, ce nom est synonyme d’Enfer.
L’Enfer de mon grand-père Charles qui n’en est pas revenu et un peu, par procuration, l’Enfer de ma grand-mère et de mon père. L’Enfer lointain, inconnu, étranger, en noir et blanc.
Depuis que je suis adulte, quelque chose me pousse à aller voir à quoi ressemble, en couleurs, cet endroit qui a accueilli l’Enfer de Charles, créé par des humains pour d’autres humains et où vivent maintenant encore d’autres humains. Depuis une vingtaine d’année, je ressens ce besoin de me confronter à la banalité du mal qui a éloigné mon grand-père de sa famille, l’a torturé puis l’a fait mourir loin des siens.
Voir l’Enfer de mon grand-père et revenir
Fin juin, j’ai pris mon vélo, direction gare de l’Est, pour prendre le train, enfin les trains. Un road-trip, un aller-retour. Seul. Avec moi, pas grand chose : quelques fringues de rechange, un duvet (on ne sait jamais), un livre en polonais Czy można zapomnieć et un cahier dans lequel quelques pages de ce livre sont traduites en français.
Enchaîner les trains vers l’Est
Avec le vélo, impossible de prendre le TGV et aller le plus vite possible à l’Est. Tant mieux, ce n’est pas ce que je veux. Le site de la Deusche Bahn me permet, ô ironie, de savoir quelles lignes prendre pour arriver jusqu’à Legnica. J’écris « ô ironie » mais c’est en la couchant ici que cette ironie me surprend. Ce décalage montre que de l’eau a abondamment coulé sous les ponts depuis la mort de Charles.
Dans le premier train vers Bar-le-Duc, un jeune homme au crâne rasé de près rechigne à laisser une femme noire s’asseoir à côté de lui. Mais les temps ont aussi changés sur ce point et le nazillon au petit pied est bien obligé de laisser cette personne s’installer.
Entre Bar-Le-Duc et Strasbourg, dans mon deuxième train, un cycliste du coin me décrit toutes les routes que je pourrais prendre en vélo pour découvrir la région. Mais non, moi je vais plus loin, vers la Pologne. À quoi sert mon vélo dans ce voyage ? À faire les derniers kilomètres qui séparent ma gare d’arrivée et Groß-Rosen.
Le troisième train en direction de Bâle passe à une trentaine de kilomètres de là où Charles a été arrêté : Foussemagne, territoire de Belfort, le village dans lequel se trouvait la tuilerie qu’il dirigeait. Charles a accepté de cacher des armes dans les fours à l’arrêt de la tuilerie mais il a été dénoncé. C’est aussi là qu’est né mon père, quelques jours avant l’arrestation.
« Est-ce que l’on peut oublier ? »
Dans ce troisième train, je sors le livre de Marian Karczewski et le cahier de traduction qui l’accompagne. Marian était l’ami polonais de Charles à Groß-Rosen. Il est peut être mort maintenant. Mais le polonais est rentré chez lui, lui. À la fin des années 60, Marian est venu en France pour rencontrer Christiane, la femme de son ami et Bernard, le fils de Charles, mon père. Il a témoigné au près d’eux des derniers jours de Charles qu’ils ont vécus « zusammen ». Il leur a remis deux exemplaires de son livre qu’il a écrit après être revenu de Groß-Rosen.
À en croire les quelques personnes que j’ai consultées, on peut traduire le titre de ce livre Czy można zapomnieć par « Est-ce que l’on peut oublier ? ». Toujours cette question. Je ne comprends rien au polonais. Heureusement, des membres de ma famille ont traduit les quelques pages qui concernent Charles. C’est cette traduction qui se trouve dans le carnet. Les quelques pages que je lis me bouleversent. Son parcours de Belfort à Groß-Rosen « soumis à de longs interrogatoires, à des coups et des tortures. […] et il était fier de n’avoir dénoncé personne » raconte son ami Marian Karczewski.
Les paysages de l’est familial puis les montagnes suisses aux abords de Bâle défilent par la fenêtre du train.
Encore quatre trains pour traverser l’Allemagne, arriver à Dresde le lendemain midi et prendre le dernier train vers la Pologne et la petite ville de Legnica.
La plaine polonaise en vélo
20km séparent Legnica de Jawor, la ville la plus proche de Groß-Rosen. C’est l’occasion d’appuyer sur les pédales du vélo qui m’accompagne et de regarder le paysage polonais. Beaucoup de champs de blé et de pommes de terre, des maisons et des Églises en briques. Finalement, La Pologne ressemble pas mal à mon Nord natal mais avec des routes pourries, vraiment pourries.
Vers Groß-Rosen en vélo
Le lendemain, j’enfourche mon vélo en direction de Groß-Rosen. Une dizaine de kilomètres entre Jawor et le camp, c’est pas beaucoup mais ça permet d’imaginer les couleurs, les paysages que Charles voyait derrière les barbelés. Bien sûr je n’arriverai jamais à me rapprocher vraiment de ce qu’il a vu mais, enfin, je vois des couleurs de cet endroit. Ça contraste avec toutes les photos en noir et blanc sorties des archives qu’on a tous vues.
Quelques mètres avant l’entrée, je m’arrête et enfile une chemise : je vais voir l’endroit où est mort mon grand-père, un peu de solennité ne fait pas de mal.
« Arbeit macht frei »
Devant l’entrée réelle du camp se trouvent les bâtiments qui logeaient les SS. Le seul bâtiment encore existant, leur cantine sert de musée où l’histoire du camp est relatée. Mais, au loin, on voit déjà la porte et cette fameuse phrase à son fronton « Arbeit macht frei ». Je pensais qu’elle n’avait été inscrite qu’à l’entrée d’Auschwitz mais les nazis ont trouvé cette phrase tellement hilarante qu’ils l’ont inscrite aux frontons de plusieurs autres camps. C’est lourd. C’est dur. Mais on y rentre pour voir enfin le lieu.
Il n’y a presque personne dans le camp, à part une classe d’enfants polonais au loin. L’atmosphère est étrange. Les quelques bâtiments construits en soubassement sont encore en place comme celui des douches. Quand j’y pénètre, j’ai des frissons partout et l’impression d’ouvrir un caveau.
J’erre entre les fondations des différents bloks du camp, m’arrêtant un peu devant le blok 8 que Marian a désigné dans son livre comme celui où il était avec Charles. Je me dirige doucement vers le fond du camp, là où se trouve le four crématoire. Je n’avais pas idée de la taille de ce truc. La base est juste de la taille d’un corps.
Et puis juste à côté du four crématoire, une centaine de plaques sont scellées sur le flanc d’une petite butte. Des plaques avec les noms de certains prisonniers morts ici. Je ne m’y attendais pas. Je les lis, un peu hypnotisé.
Au milieu de ces plaques, l’une d’entre elles me marque. Elle est marquée du sigle NN ou Nacht und Nebel (Nuit et Brouillard), le nom des décrets allemands prévoyant de déporter les résistants en dehors de leur pays secrètement.
Et puis. Et puis alors que je ne m’y attendais pas, aux milieux de cette forêt de plaques, apparaît l’une des plus petites plaques.
« Charles Clavey ⋅ Foussemagne ⋅ 1914-1945 »
C’est un choc et une délivrance de toute l’émotion que j’intériorise depuis mon départ. Je craque. Je suis devant la tombe de mon grand-père. Enfin. Elle est là. Il a existé, il a vécu, il a vraiment été déporté jusque là, à 1000 km de chez lui sans que personne de sa famille ne le sache.
Je ne sais pas qui a posé cette plaque. Ma grand-mère ? Mon père à qui je n’ai pas encore parlé de ce voyage ? Marian ? Merci à cette personne de m’avoir permis d’avoir un endroit pour craquer, pour me recueillir, pour me pardonner d’être vivant et pour avoir fixé Charles dans ma réalité.
Je peux repartir vers Jawor en vélo et regarder encore un peu cet endroit où la vie a repris son cour depuis longtemps.
Retour
Je suis reparti le lendemain matin vers Legnica en vélo. Les 20km étaient un peu plus légers qu’à l’aller. Les huit trains pour rentrer à Paris étaient étrangement plus simples à prendre. Quelque chose d’important s’est passé à Groß-Rosen et j’en ai vu des traces plus de 70 ans après au milieu de la vie qui a repris ses droits. Et bizarrement, ça m’allège.
Merci beaucoup Martin de partager ce si intime voyage avec nous. Très très émouvant de te lire.
Ta grand mère et ton père ont aussi effectué ce voyage et cette démarche libératrice
Ton texte très émouvant révèle ta sensibilité
Un très beau texte, pour un long voyage vers soi…
Merci Martin d’avoir partagé ton cheminement, ton voyage. C’est beaucoup d’émotion de te lire. J’ai un voyage à faire moi aussi, regarder la banalité du mal en face et laisser la vie reprendre.
C’est très bien ce que tu as fait, Martin : le voyage, le partage de tes émotions dans un très beau texte.
J’ai aussi voulu me confronter à la réalité en me rendant sur place, dans un autre camp, afin de tenter de comprendre.
Je me rappelle du passage à Paris de Marian C. mais j’étais trop jeune à l’époque pour qu’on m’en dise plus… Sais tu si son livre a été traduit, et si, éventuellement, ce serait intéressant de l’envisager ?
A bientôt, Martin,
Laurence Clavey
Merci pour ce texte pudique et émouvant.
A. Clavey-Mathey et R. Mathey.
Quelle belle et bonne idée que celle de plonger dans l’ histoire de sa famille !
Comme vous, nous pensons que Charles a vécu en « Enfer » les dernières années de sa vie. Nous sommes persuadés que, maintenant, il se trouve au « Paradis » en bon catholique qu’il était.
Un seul regret: Bale est proche de Foussemagne et c’était l’occasion pour vous de voir la « maison Clavey » où Charles a vécu une grande partie de sa vie, la chambre où est né Bernard, celle où il a été baptisé par Monseigneur de Bazelaire et aussi de faire la connaissance d’Anne, la petite soeur de Charles, qui est maintenant la doyenne de la famille. Cette visite était possible à votre retour en juillet (en juin, nous n’étions pas encore à Foussemagne) :elle nous aurait fait grand plaisir comme celle de Gaspard C. venu ce même mois en compagnie de Régis Honsel.
Encore toutes nos félicitations pour la réalisation de ce projet et la parfaite mise au point de ce compte-rendu fort bien illustré.
Bonjour Martin,
Il en faut, me semble t-il du courage pour ce voyage vers l’indicible que tu as entrepris
Oncle Charles, nous l’avons connu à travers les récits de notre grand-mère et de tante Christiane, la tienne ; l’une comme l’autre, ont raconté.
Merci à elles de ne pas nous avoir laissés à la porte de leur drame, le côté sombre et tragique d’une histoire familiale qui est la nôtre, à tous.
Nous avons regardé tes photos, ces paysages sous ce ciel lourd, ces terres tâchées à jamais de larmes et de sang, dont les plaques photographiées fixent la réalité et l’immortalisent.
Elles libèrent aussi, on savait ; grâce à toi maintenant, on voit.
Merci pour ce voyage et de nous y avoir associés.
Gillonne Candeau
Hi Martin, I am the editor of the publishing house of the Institute of National Remembrance. We are just finishing work on the second edition of Marian Karczewski’s memoirs. I was touched reading about your grandfather. If you would like a copy of the book after its release, please let me know. Unfortunately, the book is in Polish, but it can still be valuable to you. Regards!